L’équilibre juridique entre factoring et compétence exclusive : enjeux et perspectives

Le factoring, mécanisme de financement par cession de créances commerciales, suscite des questions juridiques complexes, notamment concernant la détermination du tribunal compétent en cas de litige. Cette problématique s’avère particulièrement délicate lorsque les opérations de factoring comportent un élément d’extranéité, impliquant plusieurs juridictions potentiellement compétentes. Les règles de compétence exclusive, prévues par divers instruments juridiques tant nationaux qu’européens, viennent alors complexifier davantage la résolution de ces litiges. L’interaction entre ces deux domaines du droit génère une tension constante entre les intérêts des factors, des adhérents et des débiteurs cédés, tout en soulevant des interrogations fondamentales sur l’application des règles de droit international privé.

La nature juridique du factoring et ses implications sur la compétence juridictionnelle

Le factoring constitue une opération juridique complexe qui ne se réduit pas à une simple cession de créances. En droit français, cette technique s’analyse comme une combinaison de plusieurs services financiers incluant le financement, la gestion du poste clients et la garantie contre l’insolvabilité des débiteurs. Cette qualification hybride influence directement la détermination du tribunal compétent pour trancher les litiges survenant dans ce cadre.

Sur le plan juridique, le contrat de factoring repose principalement sur les mécanismes de cession de créances professionnelles régis par les articles L.313-23 et suivants du Code monétaire et financier. Toutefois, la Cour de cassation a régulièrement souligné que ce contrat dépasse le simple cadre d’une cession pour constituer une convention sui generis englobant plusieurs prestations distinctes.

Cette qualification juridique particulière génère des conséquences significatives en matière de compétence. En effet, selon que l’on considère prioritairement l’aspect cession de créances ou l’aspect prestation de services, les règles applicables diffèrent substantiellement. La jurisprudence a progressivement dégagé des critères permettant de qualifier l’opération selon sa dominante, en fonction notamment de l’étendue des services annexes proposés par le factor.

L’arrêt de la Chambre commerciale du 9 mars 2010 a marqué un tournant en précisant que l’opération de factoring devait être analysée au regard de sa finalité économique principale. Dans cette affaire, la Cour a considéré que le contrat relevait principalement d’une prestation de services financiers, écartant ainsi l’application des règles de compétence exclusive relatives aux droits réels immobiliers.

La diversité des modèles de factoring et son impact sur la compétence

Les modalités pratiques du factoring varient considérablement selon les besoins des entreprises. On distingue notamment :

  • Le factoring classique avec notification au débiteur
  • L’affacturage confidentiel sans notification
  • Le factoring à l’export ou à l’import
  • Le reverse factoring ou affacturage inversé

Chacune de ces modalités engendre des conséquences spécifiques sur la détermination du tribunal compétent. Par exemple, dans le cadre d’un factoring international, la question du tribunal compétent se complique davantage, nécessitant l’application des règles de droit international privé.

La Cour de Justice de l’Union Européenne a eu l’occasion de préciser dans l’arrêt Profit Investment SIM du 20 avril 2016 que la nature complexe du factoring imposait une analyse au cas par cas pour déterminer la qualification juridique dominante de l’opération et, par conséquent, les règles de compétence applicables. Cette approche pragmatique permet d’adapter le régime juridique à la réalité économique de chaque opération, mais génère une certaine insécurité juridique pour les acteurs du secteur.

Le cadre normatif européen : entre règlement Bruxelles I bis et principes de compétence exclusive

Le Règlement (UE) n°1215/2012, dit Bruxelles I bis, constitue le principal instrument juridique encadrant les questions de compétence juridictionnelle en matière civile et commerciale au sein de l’Union européenne. Ce texte fondamental pose le principe général selon lequel les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites devant les juridictions de cet État, indépendamment de leur nationalité (article 4).

Toutefois, ce principe général connaît des exceptions significatives, notamment en matière de compétences exclusives. L’article 24 du Règlement Bruxelles I bis énumère limitativement les cas dans lesquels certaines juridictions sont exclusivement compétentes, sans considération de domicile. Ces compétences exclusives concernent notamment les droits réels immobiliers, la validité des inscriptions sur les registres publics, l’inscription ou la validité des brevets, marques et autres droits de propriété intellectuelle, ainsi que l’exécution des décisions.

Dans le contexte spécifique du factoring, la question se pose de savoir si certaines opérations peuvent relever de ces compétences exclusives. La jurisprudence européenne a progressivement clarifié cette question, notamment à travers l’arrêt Apple Sales International du 24 octobre 2018, dans lequel la CJUE a précisé que les litiges relatifs à la cession de créances ne relèvent pas, en principe, des compétences exclusives de l’article 24.

Néanmoins, lorsque le contrat de factoring inclut des garanties réelles portant sur des immeubles, la situation devient plus complexe. Dans ce cas, l’article 24, point 1, du Règlement Bruxelles I bis pourrait trouver application, attribuant compétence exclusive aux juridictions de l’État membre où l’immeuble est situé. Cette hypothèse se rencontre notamment dans certaines opérations de factoring immobilier, encore marginales mais en développement.

L’articulation avec les clauses attributives de compétence

Un autre aspect fondamental concerne l’articulation entre les règles de compétence exclusive et les clauses attributives de juridiction, fréquemment insérées dans les contrats de factoring. L’article 25 du Règlement Bruxelles I bis reconnaît la validité de ces clauses, sous réserve de certaines conditions formelles.

Toutefois, ces clauses ne peuvent déroger aux compétences exclusives prévues à l’article 24. Cette limitation a été clairement affirmée par la CJUE dans l’arrêt Česká spořitelna du 14 mars 2013, où elle a jugé qu’une clause attributive de juridiction ne pouvait écarter la compétence exclusive prévue par le règlement.

Cette articulation complexe impose aux acteurs du factoring une vigilance particulière lors de la rédaction de leurs contrats, afin de garantir l’efficacité des clauses attributives de juridiction qu’ils y insèrent. Une analyse préalable approfondie des éléments susceptibles de déclencher l’application d’une compétence exclusive devient ainsi indispensable pour sécuriser les relations contractuelles.

Les spécificités du factoring international face aux règles de compétence

Le factoring international présente des particularités qui complexifient davantage l’application des règles de compétence juridictionnelle. Cette forme d’affacturage implique par définition plusieurs systèmes juridiques, multipliant ainsi les sources potentielles de conflits de juridictions. Dans ce contexte transfrontalier, la question de la compétence exclusive revêt une importance stratégique majeure.

La Convention d’Ottawa du 28 mai 1988 sur l’affacturage international, ratifiée par la France en 1995, offre un cadre juridique harmonisé mais ne traite pas directement des questions de compétence juridictionnelle. Cette lacune impose de se référer aux règles générales du droit international privé et aux instruments régionaux comme le Règlement Bruxelles I bis.

Dans la pratique, le factoring international peut prendre plusieurs formes, notamment :

  • Le factoring à l’exportation (export factoring)
  • Le factoring à l’importation (import factoring)
  • Le système à deux factors (two-factor system)

Chacune de ces configurations génère des problématiques spécifiques en matière de compétence. Par exemple, dans le système à deux factors, où interviennent un factor dans le pays de l’exportateur et un factor dans celui de l’importateur, la détermination du tribunal compétent nécessite d’analyser minutieusement les relations contractuelles entre les différents acteurs.

La Cour de cassation française a eu l’occasion de se prononcer sur ces questions dans un arrêt du 13 septembre 2017, où elle a considéré que dans le cadre d’un contrat de factoring international, la compétence devait être déterminée en fonction de la prestation caractéristique du contrat, généralement celle fournie par le factor.

L’impact du Brexit sur le factoring transfrontalier

Le Brexit a engendré des conséquences significatives sur les opérations de factoring entre entreprises européennes et britanniques. Depuis le 1er janvier 2021, le Règlement Bruxelles I bis ne s’applique plus aux relations avec le Royaume-Uni, créant ainsi une incertitude juridique concernant la détermination du tribunal compétent.

Le Royaume-Uni a demandé à adhérer à la Convention de Lugano de 2007, qui étend l’essentiel des règles du système Bruxelles aux relations avec l’Islande, la Norvège et la Suisse. Toutefois, cette adhésion requiert l’unanimité des parties contractantes, et l’Union européenne n’a pas encore donné son accord.

Dans ce contexte incertain, les acteurs du factoring impliquant des entreprises britanniques doivent redoubler de vigilance dans la rédaction de leurs contrats, en prévoyant notamment des clauses attributives de juridiction claires et précises. La Convention de La Haye du 30 juin 2005 sur les accords d’élection de for, à laquelle le Royaume-Uni a adhéré, peut offrir une solution partielle en garantissant l’efficacité de ces clauses.

La jurisprudence française sur le factoring et la compétence exclusive

Les tribunaux français ont développé une jurisprudence nuancée concernant l’articulation entre le factoring et les règles de compétence exclusive. Cette jurisprudence s’est construite progressivement, au fil des litiges soumis aux différentes juridictions, et reflète la complexité juridique inhérente aux opérations d’affacturage.

La Cour de cassation a d’abord dû qualifier juridiquement l’opération de factoring pour déterminer les règles de compétence applicables. Dans un arrêt fondateur du 7 mars 2006, la Chambre commerciale a considéré que le contrat d’affacturage constituait une convention sui generis, combinant des éléments de cession de créances et de prestation de services financiers. Cette qualification hybride a des conséquences directes sur la détermination du tribunal compétent.

En matière de compétence exclusive, la Cour de cassation a adopté une interprétation stricte des dispositions de l’article 24 du Règlement Bruxelles I bis (anciennement article 22 du Règlement Bruxelles I). Dans un arrêt du 11 décembre 2012, la Première chambre civile a précisé que les litiges relatifs au factoring ne relevaient pas, en principe, des compétences exclusives prévues par ce règlement.

Toutefois, lorsque le litige porte sur la validité d’une inscription de privilège ou d’hypothèque garantissant les créances cédées dans le cadre d’une opération de factoring, la situation est différente. Dans ce cas, la Cour de cassation reconnaît l’application de la compétence exclusive des juridictions de l’État membre où l’inscription a été prise, conformément à l’article 24, point 3, du Règlement Bruxelles I bis.

Les solutions spécifiques en matière de procédures collectives

Un aspect particulièrement sensible concerne l’articulation entre le factoring et les procédures d’insolvabilité. En effet, lorsqu’une procédure collective est ouverte à l’encontre de l’adhérent ou du débiteur cédé, des règles spécifiques de compétence s’appliquent.

Le Règlement (UE) 2015/848 relatif aux procédures d’insolvabilité prévoit la compétence exclusive des juridictions de l’État membre où est situé le centre des intérêts principaux du débiteur pour ouvrir la procédure principale d’insolvabilité. Cette règle s’impose même en présence d’un contrat de factoring contenant une clause attributive de juridiction.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation a confirmé cette approche dans un arrêt du 5 février 2019, où elle a jugé que l’action en revendication des créances cédées dans le cadre d’un contrat de factoring relevait de la compétence exclusive du tribunal ayant ouvert la procédure collective.

Cette solution témoigne de la prévalence des règles spéciales en matière de procédures collectives sur les principes généraux de compétence, y compris dans le contexte spécifique du factoring. Elle illustre la nécessité pour les factors d’intégrer cette dimension dans leur analyse des risques juridiques, particulièrement lorsqu’ils traitent avec des entreprises en difficulté financière.

Perspectives d’évolution et recommandations pratiques pour les acteurs du factoring

L’évolution des pratiques commerciales internationales et la digitalisation croissante des opérations de factoring laissent présager des transformations significatives dans l’appréhension juridique de ces mécanismes. Face à ces mutations, les acteurs du secteur doivent adapter leurs stratégies contractuelles et contentieuses pour sécuriser leurs relations d’affaires.

La blockchain et les technologies de registres distribués ouvrent de nouvelles perspectives pour le factoring, notamment à travers la tokenisation des créances commerciales. Ces innovations technologiques soulèvent des questions inédites en matière de compétence juridictionnelle, particulièrement lorsque les opérations impliquent des smart contracts dont l’exécution est automatisée. Dans ce contexte, la détermination du tribunal compétent devient plus complexe, nécessitant potentiellement une adaptation des règles traditionnelles de compétence exclusive.

Par ailleurs, les initiatives législatives au niveau européen pourraient modifier le cadre juridique applicable. La Commission européenne a lancé une réflexion sur la modernisation des règles de droit international privé pour les adapter aux défis de l’économie numérique. Cette démarche pourrait aboutir à une révision du Règlement Bruxelles I bis, avec des dispositions spécifiques pour les transactions dématérialisées, y compris les opérations de factoring digital.

Recommandations pratiques pour sécuriser les opérations

Face à ces enjeux, plusieurs recommandations peuvent être formulées à l’attention des factors et de leurs clients :

  • Rédiger des clauses attributives de juridiction précises, en tenant compte des limites imposées par les règles de compétence exclusive
  • Procéder à une analyse préalable approfondie des éléments susceptibles de déclencher l’application d’une compétence exclusive
  • Envisager le recours à l’arbitrage comme alternative aux juridictions étatiques, particulièrement pour les opérations de factoring international
  • Intégrer systématiquement une analyse des risques juridictionnels dans l’évaluation globale des risques liés à chaque opération

La jurisprudence récente de la CJUE et de la Cour de cassation témoigne d’une tendance à l’interprétation stricte des règles de compétence exclusive, privilégiant généralement l’autonomie de la volonté des parties. Cette orientation jurisprudentielle favorise l’efficacité des clauses attributives de juridiction dans les contrats de factoring, sous réserve qu’elles respectent les conditions formelles prévues par les textes applicables.

Néanmoins, la vigilance reste de mise concernant certaines situations spécifiques, notamment lorsque l’opération de factoring implique des droits réels immobiliers, des inscriptions sur des registres publics ou des questions de propriété intellectuelle. Dans ces hypothèses, les règles de compétence exclusive continueront probablement à s’imposer, limitant ainsi l’efficacité des clauses attributives de juridiction.

En définitive, l’avenir des relations entre factoring et compétence exclusive se dessine dans un équilibre subtil entre la préservation de la sécurité juridique, nécessaire au développement de ce mécanisme de financement, et la prise en compte des intérêts fondamentaux protégés par les règles de compétence exclusive. Cet équilibre exige des professionnels du secteur une connaissance approfondie des enjeux juridictionnels et une capacité d’adaptation constante aux évolutions législatives et jurisprudentielles.