Télétravail transfrontalier : les nouveaux défis juridiques et fiscaux pour employeurs et salariés en 2025

La pandémie de COVID-19 a propulsé le télétravail au rang de norme dans de nombreux secteurs, transformant durablement les relations professionnelles. Cette mutation s’est accompagnée d’une dimension particulière : le télétravail transfrontalier. En 2025, cette pratique confronte entreprises et salariés à un enchevêtrement complexe de règles fiscales, sociales et contractuelles qui transcendent les frontières nationales. Face à l’absence d’un cadre juridique harmonisé, les acteurs économiques naviguent dans un océan d’incertitudes où se mêlent conventions bilatérales, réglementations européennes et législations nationales en constante évolution.

La qualification juridique du télétravailleur transfrontalier en 2025

La définition même du télétravailleur transfrontalier a connu une profonde mutation depuis 2023. Traditionnellement, ce statut concernait principalement les personnes résidant dans un pays frontalier et se déplaçant quotidiennement pour travailler dans un État limitrophe. Le règlement européen 883/2004 modifié en 2024 a élargi cette définition pour intégrer la notion de présence virtuelle, reconnaissant ainsi la réalité du travail à distance.

Cette nouvelle qualification juridique distingue désormais trois catégories de télétravailleurs transfrontaliers :

  • Le télétravailleur hybride résidant dans un pays A et travaillant physiquement et virtuellement pour un employeur du pays B
  • Le télétravailleur exclusif résidant dans un pays A et travaillant uniquement à distance pour un employeur du pays B
  • Le télétravailleur nomade changeant régulièrement de pays de résidence tout en maintenant une relation contractuelle avec un employeur d’un pays déterminé

Cette catégorisation n’est pas anodine puisqu’elle détermine l’application des régimes de protection sociale et des obligations fiscales. La Cour de Justice de l’Union Européenne, dans son arrêt Kowalski contre République fédérale d’Allemagne (C-352/2024) a précisé que le critère déterminant n’est plus le lieu physique d’exécution du travail mais le centre d’intérêt professionnel, défini comme le lieu où s’exercent principalement les fonctions et responsabilités professionnelles.

Pour les employeurs, cette évolution juridique impose une vigilance accrue dans la rédaction des contrats de travail. La clause de mobilité doit désormais intégrer des dispositions spécifiques sur la localisation virtuelle du poste et les modalités d’exécution du travail à distance. Les tribunaux français ont d’ailleurs développé une jurisprudence stricte sur ce point, exigeant une information précise du salarié sur les conséquences juridiques et fiscales de sa situation transfrontalière.

Les entreprises doivent maintenant distinguer clairement entre détachement temporaire, expatriation et télétravail transfrontalier permanent. Cette dernière configuration, devenue majoritaire en 2025, nécessite l’établissement d’un avenant au contrat de travail mentionnant explicitement le régime applicable en matière de droit du travail, de protection sociale et d’obligations fiscales. L’absence de ces précisions peut entraîner la requalification du contrat selon les dispositions les plus favorables au salarié, conformément au principe de faveur consacré par la directive européenne 2023/970 sur le travail à distance.

L’imbroglio fiscal : nouvelles règles et obligations déclaratives

La fiscalité constitue sans doute le domaine où les défis du télétravail transfrontalier sont les plus complexes. En 2025, l’OCDE a finalisé son cadre de référence sur l’imposition des revenus des télétravailleurs transfrontaliers, mais son application reste tributaire des conventions fiscales bilatérales qui n’ont pas toutes été actualisées.

Le principe fondamental demeure celui de l’imposition dans l’État de résidence du salarié, mais les exceptions se sont multipliées. La règle dite des 183 jours a été complétée par un nouveau critère de rattachement économique. Ainsi, lorsqu’un télétravailleur exerce plus de 25% de son activité depuis son pays de résidence pour le compte d’un employeur étranger, une répartition du droit d’imposer s’opère entre les deux États concernés.

Cette situation génère des risques de double imposition que les mécanismes classiques de crédit d’impôt ne parviennent pas toujours à neutraliser. Pour les salariés franco-suisses par exemple, l’accord complémentaire de 2024 à la convention fiscale prévoit désormais un système de taxation proportionnelle basé sur le nombre effectif de jours télétravaillés, avec un seuil de tolérance de 40% au-delà duquel l’imposition bascule intégralement vers le pays de résidence.

Pour les employeurs, ces nouvelles règles impliquent des obligations déclaratives renforcées. Ils doivent désormais fournir aux administrations fiscales des deux pays concernés un relevé détaillé des jours télétravaillés, ce qui nécessite la mise en place de systèmes de suivi précis. La responsabilité de l’entreprise peut être engagée en cas de déclaration erronée, comme l’a rappelé l’administration fiscale française dans sa circulaire BOI-INT-DG-20-60-30 du 15 janvier 2025.

Une attention particulière doit être portée aux avantages en nature et aux frais professionnels. Leur traitement fiscal varie considérablement selon les législations nationales. Ainsi, l’allocation forfaitaire pour frais de télétravail, exonérée en France jusqu’à 610€ annuels, peut être intégralement taxable dans d’autres pays. De même, la mise à disposition d’équipements informatiques peut constituer un avantage imposable selon certaines législations.

Les télétravailleurs transfrontaliers doivent quant à eux se conformer à des obligations déclaratives complexes. Ils sont tenus de déposer des déclarations fiscales dans chacun des pays concernés, en veillant à la cohérence des informations fournies. Le formulaire européen harmonisé TD-EU, mis en place en janvier 2025, vise à faciliter ces démarches en permettant une transmission automatique des données entre administrations fiscales, mais son utilisation reste facultative et son efficacité limitée.

Protection sociale et couverture santé : le casse-tête des systèmes non harmonisés

En matière de protection sociale, le principe d’unicité reste la règle fondamentale : un travailleur ne peut être soumis qu’à la législation sociale d’un seul État membre. Toutefois, l’application de ce principe au télétravail transfrontalier soulève des difficultés pratiques considérables.

Le règlement européen de coordination 883/2004, modifié en 2024, a introduit une règle de flexibilité permettant aux télétravailleurs transfrontaliers exerçant au moins 25% de leur activité dans leur État de résidence de rester affiliés au régime de sécurité sociale de l’État où se trouve leur employeur. Cette option, limitée à trois ans renouvelables, nécessite l’accord des organismes de sécurité sociale des deux pays concernés.

Pour les entreprises, cette situation génère des contraintes administratives et financières significatives. Elles doivent s’assurer de la délivrance du formulaire A1 attestant de l’affiliation du salarié à un régime de sécurité sociale spécifique. Ce document, désormais dématérialisé via la plateforme EESSI (Electronic Exchange of Social Security Information), constitue une protection indispensable contre le risque de double cotisation.

La question des accidents du travail en situation de télétravail transfrontalier illustre parfaitement la complexité de ces régimes. La présomption d’imputabilité applicable en France ne l’est pas nécessairement dans d’autres pays européens. Un télétravailleur français employé par une entreprise allemande mais travaillant depuis son domicile en France pourrait ainsi se voir appliquer des règles différentes selon le régime de sécurité sociale dont il relève.

La couverture santé constitue un autre point d’attention majeur. La carte européenne d’assurance maladie ne garantit qu’une prise en charge des soins inopinés lors de déplacements temporaires. Pour les télétravailleurs transfrontaliers, la mise en place d’une assurance complémentaire internationale est souvent indispensable pour couvrir les zones grises entre les différents systèmes nationaux.

Les entreprises doivent par ailleurs veiller au respect des dispositions relatives à la médecine du travail. La directive européenne 2025/127 sur la santé au travail a clarifié les responsabilités en matière de suivi médical des télétravailleurs transfrontaliers, mais son application pratique reste complexe. L’employeur doit garantir un suivi médical conforme aux standards les plus protecteurs entre ceux de l’État d’emploi et ceux de l’État de résidence, ce qui implique souvent la mise en place de conventions avec des services de médecine du travail dans plusieurs pays.

Droit applicable au contrat de travail et juridiction compétente

La détermination du droit applicable au contrat de travail transfrontalier obéit principalement aux règles du règlement Rome I. En principe, les parties peuvent choisir la loi applicable à leur contrat, mais cette liberté est limitée par les dispositions impératives du pays où le travailleur exécute habituellement son travail.

L’évolution majeure de 2025 concerne l’interprétation de la notion de lieu habituel de travail. La Cour de Justice de l’Union Européenne, dans son arrêt Martínez contre Telecom España (C-217/2024), a précisé que pour les télétravailleurs transfrontaliers, ce lieu correspond au pays depuis lequel le salarié exerce principalement ses fonctions, indépendamment de la localisation de l’employeur ou des serveurs informatiques utilisés.

Cette jurisprudence a des conséquences pratiques considérables. Un télétravailleur français employé par une entreprise belge mais travaillant exclusivement depuis son domicile en France bénéficiera ainsi des dispositions protectrices du droit français du travail, notamment en matière de durée du travail, de congés payés ou de procédure de licenciement.

Pour les employeurs, cette situation impose une vigilance particulière dans la rédaction des contrats de travail. La clause d’élection de droit doit être formulée avec précision, en tenant compte des dispositions impératives applicables dans le pays de résidence du salarié. De même, la clause attributive de juridiction doit respecter les règles du règlement Bruxelles I bis, qui privilégie la compétence des tribunaux du lieu d’exécution habituelle du travail.

La question du temps de travail illustre parfaitement les difficultés pratiques liées à cette situation. La directive européenne 2003/88/CE fixe des standards minimaux, mais les législations nationales prévoient des dispositions plus ou moins protectrices. Ainsi, la durée légale hebdomadaire varie de 35 heures en France à 40 heures au Luxembourg, tandis que les règles relatives au travail de nuit ou au repos hebdomadaire présentent des différences significatives.

La surveillance du télétravail constitue un autre point de friction. Les législations nationales divergent quant aux modalités de contrôle autorisées. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) établit un cadre commun, mais son application concrète varie selon les interprétations des autorités nationales. La CNIL française a ainsi adopté en 2024 une position restrictive sur l’utilisation des logiciels de surveillance, tandis que d’autres pays européens autorisent des dispositifs plus intrusifs.

Face à ces difficultés, de nombreuses entreprises optent pour l’élaboration d’une charte du télétravail transfrontalier négociée avec les représentants du personnel. Ce document, sans valeur juridique contraignante, permet néanmoins de clarifier les règles applicables et d’harmoniser les pratiques au sein d’un même groupe multinational.

L’adaptation stratégique des entreprises face à la mobilité virtuelle

Au-delà des aspects purement juridiques et fiscaux, le télétravail transfrontalier impose aux entreprises une refonte profonde de leur stratégie de gestion des ressources humaines et de leur organisation territoriale. Cette adaptation s’articule autour de plusieurs axes majeurs qui redéfinissent le rapport à l’espace et au talent.

Le premier concerne la politique salariale. Faut-il maintenir une rémunération basée sur le coût de la vie du pays d’implantation de l’entreprise ou l’adapter au lieu de résidence du télétravailleur ? Cette question, loin d’être purement théorique, a des implications concrètes en termes d’attractivité et d’équité. Certaines entreprises ont opté pour une grille de rémunération géolocalisée intégrant des coefficients correcteurs selon le pays de résidence, tandis que d’autres maintiennent une politique salariale uniforme indépendamment de la localisation du salarié.

Le deuxième axe concerne l’évolution du parc immobilier des entreprises. La généralisation du télétravail transfrontalier a conduit à une reconfiguration des espaces de travail, avec une réduction significative des surfaces de bureaux traditionnels au profit d’espaces collaboratifs ponctuels. Le développement des hubs régionaux permettant des regroupements périodiques d’équipes dispersées constitue une tendance majeure de 2025.

Le troisième axe porte sur la gestion des talents. Le télétravail transfrontalier ouvre de nouvelles perspectives en matière de recrutement, permettant d’accéder à un vivier de compétences sans contrainte géographique. Toutefois, cette opportunité s’accompagne de défis spécifiques en termes d’intégration, de cohésion d’équipe et de développement du sentiment d’appartenance. Les entreprises les plus performantes ont développé des rituels d’équipe virtuels et des programmes de mentorat à distance pour maintenir le lien social malgré l’éloignement physique.

Face à la complexité juridique et fiscale du télétravail transfrontalier, de nouveaux métiers ont émergé au sein des directions des ressources humaines. Le compliance officer spécialisé en mobilité internationale est devenu un acteur clé pour garantir la conformité des pratiques de télétravail avec les réglementations nationales et internationales. Sa mission consiste à anticiper les risques juridiques et fiscaux liés à la dispersion géographique des équipes et à proposer des solutions adaptées.

Enfin, le télétravail transfrontalier s’inscrit dans une réflexion plus large sur la responsabilité territoriale des entreprises. La dématérialisation des activités soulève des questions légitimes quant à la contribution économique et sociale des entreprises aux territoires où elles sont implantées. Certaines collectivités locales ont d’ailleurs mis en place des taxes spécifiques visant à compenser la perte de recettes liée à la délocalisation virtuelle des emplois.